Chapitre 4 du journal de bord : Biodiversité non charismatique
Ici Colyne* qui reprend le flambeau de Marion*.
Alors je prends mon quart, comme on dit – enfin je crois – puisque lors de notre workshop du mois de mars autour de MIMI, Marion était fort affairée aux fourneaux pour nous faire goûter un bout d’une nouvelle recette inventée pour l’occasion, une recette au Merlu. Et faut faire tourner les quarts.
Je précise tout d’abord que j’ai décidé de filer la métaphore développée depuis les 3 derniers articles.
1 – histoire de générer de la cohérence.
2 – histoire de collaborer et d’abonder vers un cap commun.
3 – parce que ça me parle bien cette histoire de navire où on s’est tous embarqués ensemble, et que quand j’ai lu les deux premiers articles de Marion*, ça faisait d’autant plus écho à mon quotidien semi confiné (c’était en avril 2021, l’époque ou faire 10 km en dehors de chez soi était peu simple et non recommandé). Au moment où j’ai lu ces articles, j’habitais alors dans une ville portuaire, et mes balades quotidiennes m’emmenaient face à l’estuaire et donc à l’entrée de l’océan, que je croisais à l’époque tous les jours des navires de pêche, ou des poissons, ou de l’eau maronasse avec interdiction de s’approcher trop près à cause de la pollution, et aussi des gros navires ressemblant à des HLM géants, et aussi des pecheries customisées par leurs propriétaires sur la jetée, et le rayon poissonnerie du supermarché qui était ma seule sortie sociale possible puisque sinon tout était fermé.
Un bateau oui, donc, et dedans, je suis Colyne*, une des membres de l’équipage cuisine, mais qui a été embarquée sur cet énorme bateau avec un vague sentiment d’imposture, s’attendant à ce qu’on lui demande de cuisiner de la raie ou de la sole meunière quand elle, malheureusement, ne s’y connait qu’en plonge – pas la plongée, hein, entendez-moi bien, je parle ici bien de vaisselle. Et de par le fait, il me semblait plus opportun justement de laisser la parole aux cuisiniers.ères qui ont quand même déjà fait leur preuve en terme de plats liés à la mer et à la science, comme par exemple Marion.
Alors précisons : disons que la plongeuse que je suis, embarquée dans cette aventure, a beau écouter avec attention, patience, et concentration tout ce qu’on lui raconte sur ce gros bateau, très régulièrement, son esprit peu tourné vers la science se perd, s’évade, n’associe plus les mots entre eux. C’est un phénomène qui s’est très souvent emparé de mes méninges depuis le début de ce projet. Une sensation qui m’a renvoyé aux cours de Mathématiques en classe de seconde, discipline qui jusque là, m’avait toujours intéressée, mais qui à force d’abstraction, d’intervalles, de notion d’infini, de x et de y, m’avait entraîné alors dans des tourbillons de rêveries ou de sentiment de vacuité.
Attention, je n’ai ressenti aucune vacuité dans le projet MIMI, ce n’est pas ça, et en plus je me sens sacrément chanceuse d’avoir été invitée à y participer. Mais comment dire ? c’est d’avantage un processus qui parfois, face à des mots qui me semblent déjà très compliqués à comprendre et à préciser, me défait d’un coup de mes fonctions cognitives, m’entraîne dans un immense vertige ou tourbillon où le sens s’éloigne et dérive au loin sur un cannot de sauvetage avec le reste des idées et solutions qui pourraient venir à mon esprit.
La métaphore va trop loin, peut-être.
Il faudrait donner un exemple pour plus de concrétude, sur ce phénomène de bug cérébral. .
Mais d’abord, faire l’état des lieux de ce fameux « workshop » des 22 et 23 mars 2022.
Parce que oui, comme je le disais en intro, pour une fois, nous nous sommes retrouvés en cuisine, presque qu’entre cuisiniers.ères on a laissé le hublot ouvert pour prendre l’air et pour savoir ce qu’on allait bien pouvoir concocter pour la suite de l’aventure, ensemble ou chacun les uns à côté des autres.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, Marion* était bien occupée car elle préparait sa recette de Merlu Moyen, qu’elle devait proposer à un groupe de spectateurs invités en fin de workshop – c’est à dire au bout de 2 jours. Il y avait aussi Perrine*, metteuse en scène, Jérémie*, musicien, et puis Sophie* est passée nous voir, et aussi une visiteuse observatrice, Nathalie*.
L’objectif précis de cette réunion entre cuistos était flou, au départ, mais l’idée c’était quand même qu’on se retrouve entre cuistos pour savoir comment on allait alimenter le reste de l’équipage pour la suite du projet.
Du coup, on a pris une première journée pour parler de ce qui nous intéresse, chacun, dans ce même projet, des idées qui ont germé en nous depuis 2018, des idées de recettes inventées ou de plats plus ou moins copieux, faits d’ingrédients divers et souvent nouveaux pour nous, ou pas utilisés de la même manière : l’incertitude, les modèles, les professionnels de la pêche, les écosytstèmes marins, le modèle Isifish.
Au cas où la métaphore semble trop filandreuse ou tirée voire arrachée par les cheveux, je re-précise : ce que j’appelle, comme l’a instituté Marion*, le « groupe des cuisiniers » il s’agit donc bien du « groupe d’artistes » invités à bord du projet MIMI, et les « recettes ou plats », ce sont donc de potentielles « créations » qu’on pourra faire ou pas, au cours du voyage ou à différentes échéances.
Au milieu de tout ça, me sentant d’avantage plongeuse que cuisinière dans ce contexte scientifico maritime, j’ai proposé de me mettre au service de ceux qui avaient un plat, j’ai donc pris plein de notes et joué le rôle de la coordination, disant que je me mettrai à disposition de tout un chacun, avec mon savoir faire de plongeuse – je le rappelle, je parle de la vaisselle.
Et c’était assez passionnant de voir, ou plutôt d’entendre les intérêts et envies si divers qui pouvaient siéger au cœur de notre petit groupe de 4 – covid oblige, Jérome, le photographe, ne pouvait être présent.
Marion* a donc annoncé la couleur : une conférence performée qui commençait par une fiction poétique autour du Merlu, imaginant une situation impossible : une personne passionnée de Merlu qui va régulièrement nager avec eux, les voir à l’océarium, etc. Une conférence qui introduit donc le concept de biodiversité non charismatique – formule donnée par Sophie*. Un projet performatif qui rappelle encore une fois combien le capitalisme déclenche non seulement la destruction de la planète, mais nous empêche de nous intéresser à des espèces ou autres trucs tout simplement parce qu’on les mange et que ça fait du pognon.
Perrine* a parlé de ses envies de se mouvoir, de la question de « faire public » de son envie de faire se rencontrer des personnes différentes aux pratiques différentes et les faire dialoguer, imaginer des contextes pour ça, pour créer ensuite des formes sonores.
Jérémie*, au début, disait qu’il n’arrivait pas trop à trouver sa matière première. Il parlait beaucoup de son intérêt pour la fameuse notion d’incertitude, réfléchissait à appliquer l’incertitude dans une création musicale, mais ne voyait pas ce qu’il allait cuisiner. Et puis, au fil de ces deux jours, lui est venue l’idée de récupérer des sons enregistrés par des micros sous marins. Les sons des écosystèmes à différents niveaux de profondeur, qui pourraient ensuite lui servir pour fabriquer des mélodies, parce que ce qu’il disait aussi, c’est que pour lui, c’était très important, la mélodie.
Au milieu de tout ça, j’ai parlé de ma curiosité pour les modèles comme ISIS-Fish, des questions de prévisions scientifiques que proposent ces modèles pour les prises de décision – par exemple : quels quotas instaurer, comment évaluer l’avenir à partir de quelles données. J’ai aussi parlé des fameux bugs cérébraux que me déclenchaient souvent les discussions à ce sujet, comme en cours de mathématique en seconde… Je me suis dis que pour comprendre un modèle et son fonctionnement, il faudrait se l’approprier, et l’appliquer sur des champs plus proches, comme ma propre existence, autour de laquelle je suis plus à l’aise à parler que la science, les mathématiques, les fonds marins, les populations de poissons et le golfe de Gascogne…
Et puis, après avoir parlé de nos intérêts communs, on a voulu ensemble redéfinir et repréciser le projet MIMI en faisant une carte avec tous les mots qui le traversait, à partir de tout ce qu’on a échangé, et de voir comment les choses se connectaient.
On a sorti des post it, Jérémie* a sorti son logiciel de Mind Mapping et puis on a balancé des mots et on a essayé de les rassembler. Au milieu de toutes ces discussions, c’est arrivé à nouveau : mon bug cérébral, ce phénomène de tourbillon de vacuité et de décognitivité dans mon cerveau. Il n’y avait plus d’articulations entre les mots, les phrases, juste des mots comme des perles qu’on enfile les unes à côté des autres sur un fil ou des pâtes – pour filer la métaphore culinaire – qui font joli l’une à côté de l’autre mais ne s’articulent plus ensemble.
J’en reviens donc à tout à l’heure, quand je voulais donner un exemple :
Voici mon collier de pâtes : l’incertitude oui – un modèle des variables – le générateur – le risque – aléatoire – Toujours des règles – c’est des lois – du coup derrière – y’a un modèle – mais ça c’est des générateurs fabriqués – mais là, tu vois les résultats – tant que la connaissance avance pas – une autre valeur – tu vois les valeurs – l’aléatoire et le générateur – construire une représentation – les variables – etc…
et puis je me suis dit que c’était une sorte de poésie comique. Que c’était peut-être profondément hors sujet, mais que ces histoires de bugs de communications étaient quand même un élément qui nous accompagnait depuis le début sur ce bateau, et qu’il pouvait être aussi dramatique que beau à observer. Est-ce que les bugs de communication ont à voir avec l’incertitude ? Est-ce que les modèles sont adaptables à des vies humaines ou à des recettes de cuisine ? Je me suis dis que je pourrais peut-être faire un plat qui rejoindrait tout ça.
Et puis on a recommencé à s’organiser et à concrétiser, à projeter : la fin du voyage, c’est en juin 2023, ça nous laisse le temps de travailler sur nos recettes respectives et de les faire goûter à la fin du projet MIMI… on a parlé temps, sous, publics. Perrine s’est imaginée faire une création pour poissons, et faire la tournée des campings ; Marion* s’est vue dans un amphi ; Jérémie s’est décidé à écouter les sons captés par les micros sous-marins ; et moi, de tenter de raconter ce que je perçois de tout ça, et de pourquoi pas, appliquer ISIS-Fihs à mon écosystème de vie…
Et puis Marion nous a fait goûter un bout de son Merlu Moyen, à nous et à pas mal de scientifiques de l’IFREMER… c’était drôle et passionnant… et on s’est dit qu’on se referait un point bientôt.
Ces deux dernières journées embarquées ont en tout cas vu apparaître une expression qui nous a toustes pas mal plu, comme je disais plus haut, nommée par une des 2 capitaines du navire : la biodiversité non charismatique.
Et ça, ça claque pas mal comme expression. Ça a été la belle grande image ou concept qui a plané sur notre cuisine pendant ces deux jours : l’idée que certains sujets ou objets d’étude sont moins sexy que d’autres, et que du coup,
1 – ils sont moins étudiés
2 – il est plus difficile d’être financé ou d’être soutenu quand on veut les étudier
3 – ça fait qu’on passe complètement à côté de plein de trucs dans notre environnement puisque tout nous pousse à pas les étudier
Exemple : le merlu est beaucoup moins sexy que le dauphin.
On se revoit fin mai pour voir comment on avance…mais je sens bien que ça se concrétise tout ça, et je suis pas la seule je crois.
*Pour plus de clarté, voici les disciplines officielles des personnes mentionnées ci dessus / CASTING de l’équipage, par ordre d’apparition
Colyne Morange, performeuse et metteuse en scène – Nantes / La Bourboule
Marion Thomas, performeuse et metteuse en scène – Nantes / Evry
Perrine Mornay, metteuse en scène – Paris
Jérémie Ramsak, musicien compositeur
Sophie Pardo, économiste
Nathalie Schieb-Bienfait, enseignante chercheuse, maitre de conférences, responsable du MBA MAE
Jérôme Blin, photographe, non présent mais là quand même sur le bateau, en quarantaine de covid pendant ces 2 jours.