Chapitre 3 du journal de bord – Marion Thomas

Sur le principe de l’incertitude.

Pour être sûre d’être le plus précise possible, j’ai cherché la définition dans le dictionnaire. Incertitude : état de ce qui est incertain 1.

Bon.

Heureusement, le dictionnaire donne aussi la définition d’ « Incertain » : Est incertain ce qui n’est pas établi avec exactitude, connu avec certitude ; ce qui n’est pas sûr, qui peut se produire ou non, être ; tel ou tel ; dont la nature ou la forme est vague ou enfin qui n’est pas assuré dans ses jugements ou ses volontés. 2

Beaucoup de choses me semblent entrer sous le joug de cette définition. Au cours d’une de nos réunions, certains scientifiques ont insisté sur leur difficulté à communiquer et à faire accepter les paramètres d’incertitude de leurs scénarios aux syndicats de pêche, c’est à dire aux usagers justement de ces scénarios.

Il me semble que c’est l’un des enjeux de notre bateau métaphorique MIMI en ce début de croisière. Voilà un terrain que le groupe des artistes et celui des scientifiques ont en commun : nous avons l’habitude de travailler avec l’incertitude comme marge de manœuvre.
J’ai donc demandé aux autres passagers, aux autres artistes quelle était la place de l’incertitude dans leur travail.

En recueillant l’avis des autres artistes, des cuisiniers rêvassant au hublot, je me suis rendue compte que quelle que soit notre discipline, on a tous appris à vivre avec l’incertitude 3.
Nous n’avons pas vraiment le choix. Il y a trop de paramètres qu’on ne peux pas maîtriser, et qui vont influencer le processus créatif. On ne sais jamais comment les choses vont tourner. Mais on le vit comme quelque chose de positif, ça permet de laisser ouvert le champ des possibles, de se laisser surprendre et de faire rempart à l’ennui aussi.

Quand j’entends les scientifiques nous parler de leur principe d’incertitude à eux, je me dis que ce n’est en fait pas exactement la même chose. J’ai l’impression que dans une démarche scientifique, par exemple quand on récolte des données pour en extraire un outil de modélisation de l’évolution des socio-écosystèmes marins, on parle de marge d’imprécision. Du type, j’ai essayé de coller au plus près de ce qu’on peut observer, mais malgré mes efforts il y a une approximation irréductible dans mes calculs. Un peu comme quand on voit les pubs pour un dentifrice qui élimine 99 % de la plaque dentaire.
La parole scientifique est une parole d’expertise d’une autre nature, on attend d’un artiste qu’il nous parle de lui-même, on attend d’un scientifique qu’il nous parle de la réalité en s’effaçant derrière la neutralité de ses observations ou de ses calculs.
Ceci dit, en les écoutant ce jour là expliquer leurs difficultés à communiquer et à faire accepter la part d’incertitude, j’ai pensé que ça m’arrivait aussi. C’est dur de dire par exemple à mon équipe de comédiens que je ne suis pas sure, pas parce que je me dis qu’ils vont prendre ça comme un aveu de faiblesse, mais parce que c’est difficile de continuer après ça. Je ne suis pas sure que ce qu’on fasse là maintenant en répétition soit intéressant, mais il faut le faire quand même. C’est peut-être une histoire de confiance. Peut être que la confiance dans un travail collectif, quel qu’il soit c’est le moteur. Et peut-être que quand on essaie d’assumer qu’on est pas assuré dans ses jugements ou dans ses volontés (pour reprendre la définition du Larousse) on dilue cette confiance.

Et pourtant, l’incertitude, c’est de la matière noire, c’est irréductible, c’est partout et tout le temps là.

1 Dictionnaire Larousse Français 
2 Idem
3 Si je me pose la question à moi-même, je répondrais que l’incertitude est une composante majeure de mon travail. Écrire et produire une pièce de théâtre, c’est un processus long et hésitant. Je peux avoir l’idée de faire un projet sur l’écologie et finir 2 ans plus tard avec un texte qui décrit des cachalots grands comme des lunes nageant dans l’espace aux environs de Kepler 186f, la première exoterre potentiellement habitable découverte.