Chapitre 6 du journal de bord par Colyne Morange

le 13 avril 2023, écrit après la journée de restitution MIMI

C’est le soir.

Je reviens du TU. Je viens de jouer pour la deuxième fois mon spectacle « Représenter l’incertitude ». J’ai vu les spectacles et restitutions scientifiques et expos de tous les participants à cette expérience.

Ce soir, j’ai une sensation de fin de Colo.

Ou

d’accostage.

Comment on dit chez les marins et les bateaux ?

Quand les gens rentrent chez eux après une longue expédition en mer, et que c’est la fin de l’aventure, et qu’on sait, qu’ils savent, qu’il y en aura d’autres ; mais que pour l’instant, le programme c’est retour au bercail, on rentre à la maison, retour au réel et à la vie normale – si tant est que ça puisse exister la vie normale.

Il doit y avoir un nom pour ça. Je pourrais chercher sur internet, mais il est tard et j’ai la flemme.

À 3h du matin, après toute cette profusion de restitution, qui est une sacrée expérience, qui a mélangé tellement de trucs et brassé tellement de gens ; ce soir les capitaines, les cuisiniers, les mousses et les passagers, tout l’équipage s’est quitté.

Et je suis seule chez moi et je n’arrive pas à aller me coucher.

Aller se coucher ce serait tourner la page un peu.

Et j’ai pas envie de la tourner tout de suite.

Je pense à ces pêcheurs qui reviennent de leurs expéditions de Morue. Je me demande comment ils se sentent quand ils rentrent chez eux. Est-ce qu’il y a eu des trucs, des films, des récits, des livres là-dessus ?

L’année passée, au milieu de l’atelier entre artistes-cuistots, on avait toustes assisté à un spectacle qui s’appelait les Océanographes. Il y avait ce film sur cette chercheuse embarquée, qui avait filmé la pêche à la Morue. Je me souviens avoir réalisé ce que c’était un peu, la vie des pêcheurs de Morue. Des expéditions de plusieurs mois, au bout du monde, loin de tout, avec cet océan si incertain pour conducteur.

J’avais vraiment pris conscience de ce que ça représente ce métier. Ça m’avait subjuguée cette vie en circuit clos sur un bateau. Terrifiée, aussi.

Moi qui m’imagine si souvent toutes les autres vies que j’aurais pu vivre, avec envie ou regret, ben là, en regardant ce film, en assistant à ce spectacle, ça me faisait venir plein de pensées existentielles.

Un peu le même effet que quand je pense à des carrières de médecin : « oh là là ! c’est tellement bien la diversité d’intérêts des humains, on a de la chance finalement, parce que là, pour le coup, aller pêcher de la Morue à l’autre bout de l’océan, ou passer toutes mes journées à soigner des gens dans un cabinet, ou dans un hôpital, ça me semble totalement impossible, pas pour moi.

Et ainsi, la pensée qui suit : Heureusement que d’autres humains peuvent l’envisager, le faire, voire l’envier, sinon il n’y aurait ni pêcheurs ni médecins, entre autres, si tout le monde fonctionnait comme moi !

Bref, ce soir, je me rends compte que je n’avais pas pensé à ça : le retour.

Après ces expéditions longues, pleines d’incertitude et de doute et d’odeur de poisson et de dégoulinades de Morue, qui doivent juste te donner envie de rentrer chez toi le plus vite possible, comment c’est finalement quand tu rentres ? La fin de l’aventure ? C’est quoi le sentiment ou les émotions de quand tu es enfin chez toi au calme le soir.

Est-ce que tu arrives à dormir ? Est-ce que tu as envie de juste retrouver ta vie finalement ? Comment tu te réadaptes et combien de temps ça met de se réadapter ? T’es content d’être rentré, mais est-ce qu’il y a pas un effet de vide ou d’ennui qui t’empêche d’être juste content.

Une descente d’adrénaline.

Je ricoche, du coup.

Je pense aux parallèles marins-théatreux.

Je me rappelle soudain que les systèmes techniques des théâtres ont été pensé par des marins, que ce sont les mêmes superstitions qu’on retrouve dans le théâtre et dans les bateaux. Ne pas dire corde. Par exemple, ça porte malheur. Je me dis que les pêcheurs sans expéditions se sont mis à bosser dans les théâtres. Je dérive. J’aime bien dériver la nuit. Je pense à tous ces pêcheurs et marins qui ont dérivé la nuit en rentrant chez eux après leurs expéditions. Je me dis qu’on doit avoir ça en commun. Et avec les scientifiques aussi, peut-être, quand ils redescendent de leurs dernières charrettes avant présentation, rédactions d’articles, publications de résultats, thèses, etc.

Je me dis que ça nous rassemble. Et que finalement, les chargés de com, les architectes, tout ça, c’est pareil. Je pense à ces sensations d’incommunicabilités qui m’ont traversée pendant le projet mimi, et pas que moi, j’imagine.

Et je me dis. Et si, la prochaine fois, pour commencer un projet art science, ou art pêche, ou science pêche, ou quoi, avant toute chose, il faudrait pas commencer par partager le commun, avant de vouloir se comprendre et s’expliquer nos problématiques respectives. Est-ce que commencer par évoquer des hypothèses de ce qui nous relie, ça créerait pas une base commune qui ensuite serait le terreau pour observer les différents intérêts, fonctionnements, langages, etc etc. ? Je ne sais pas où ça va ce que je pense et j’écris ce soir. J’aime bien poser des questions.

L’incertitude semble être une vraie variable commune. C’est un concept.

Et je suis persuadée que ce sentiment de fin de colo et de difficulté de retourner à la vie « normale » que je ressens ce soir est partagée par pas mal de membres de l’équipage.

J’aime cette sensation ambigüe. De ce soir. Me sentir accomplie de quelque chose. Et traversée. Sentir que l’intensification du projet, et ces restitutions, ce temps commun, ont créé un truc, une expérience qui m’a appris beaucoup, mais je ne sais pas encore quoi. Et que ces prochains temps, il va y avoir l’analyse des sédiments ; l’observation de tout ce que cette expédition a déplacé en moi, chez les autres, en observant les autres, tout ce que j’ai appris sur tant de domaines différents, et toutes les nouvelles questions que ça a posé. Comment ça m’a déplacée, modifiée, décalée. Impossible de mettre des mots là-dessus ce soir. Mais sentir toutes les pistes que ça ouvre, et le désir que ça génère : désir d’y repenser, de regarder, de réécrire ou réinterroger tout ça, voir comment le retour à la normale, la distance avec le projet va laisser apparaître de nouvelles épiphanies internes, sur mon regard vers la vie, les humains, la façon de s’organiser et de tenter de vivre ensemble avec des subjectivités si divergentes !

J’ai été frappée encore une fois, lors de ces deux jours, par ce festival de subjectivités et de façon d’appréhender un truc commun. J’ai été impressionnée par la façon dont les autres artistes cuisiniers avaient concocté des plats sensibles, si intéressants, si personnels, si pertinents, avec cette matière commune. Impressionnée par les restitutions scientifiques, les serious game, les émissions de radio. Toutes ces façons de penser, d’avancer, et de vivre avec un même sujet.

Et là je pense à la démocratie, et je me dis que dans une période où ça semble compromis, la réelle démocratie, ben ce projet et sa restitution en étaient une putain de belle représentation.

Comment on a continué ensemble sur ce bateau, comment on a tenu, malgré les intempéries et les avaries, et comment, ensemble on a raconté plein d’histoires, autour de l’incertitude, des poissons, de la pêche, des modèles, avec un élan commun d’envie de continuer, de préserver la vie, pas juste l’espèce ou la pêche ou quoi, juste une envie commune que la vie de tout un chacun, toutes espèces, Merlu, Langoustines, Scientifiques, artistes, épiciers, etc, y compris. Une envie de pas rester sur le constat d’un effondrement implacable et autocentré et stérile et cynique. Un élan vers une autre façon, minuscule et invisible, de préserver le vivant et la beauté et la biodiversité non charismatique …les merlus, la vasière, les petits trucs…

Ce soir, avec la nostalgie de la fin de l’aventure, et l’incertitude quant à sa potentielle poursuite ; évoquée par Sophie et Stéphanie, à la fin de cette journée de grève à laquelle je n’ai pas participé, au milieu d’un monde qui s’effondre silencieusement et va vers toujours plus d’absurdité, j’ai une confiance restaurée en l’humain, gorgée de ces deux journées. Je me dis que oui on défonce tout en général, mais que tout le monde n’en a pas rien à foutre, qu’il y a pas mal de gens qui mettent pas mal d’énergie là-dedans, à au-delà d’en avoir pas rien à foutre, mettre des graviers dans l’engrenage et empêchent l’absurde de juste tourner en rond.

Crédits photos : Emmanuelle Grunvald