Chapitre 5 du journal de bord : Marion Thomas et Colyne Morange

« La répétition de l’atelier 2, l’incertitude, et les dérives mentales de deux artistes »

Colyne :
Sur le gros navire de ce projet Mimi, nous sommes depuis 6 mois tous bien affairés. Parce que bien sûr, chaque matelot ou cuistot embarqué a également beaucoup d’autres missions à accomplir en parallèle sur d’autres bateaux.
On se trouve ainsi confrontés régulièrement à cet obstacle : certains d’entre nous embarquent ailleurs, voguent vers d’autres flots. Un appel à réunion est lancé et les artistes, les chercheurs, et les professionnels sont parfois à l’autre bout de l’océan, occupés à pécher des subventions, ou à donner des cours à d’autres futurs matelots ou cuisiniers … il y en a qui sont descendus en escale à terre, pour s’intéresser aux moutons, comme Marion par exemple, ou d’autres qui se sont exportés dans d’autres ports, à Sète par exemple, comme Stéphanie, référence halieute du projet. Les horizons continuent de se croiser mais il demeure difficile de rassembler les troupes sur le pont, et d’assister à un temps de partage, tous ensemble. Il n’en reste pas moins que chaque cuisinier – je le rappelle, il s’agit là de la métaphore qu’on emploie pour parler des artistes, est affairé à préparer son plat spécial qu’il fera goûter aux participants du projet ainsi qu’au grand public prochainement. Des ragoûts de plancton, d’incertitude, de Merlu, des plats radiophoniques et musicaux pour les oreilles, les méninges et les yeux, sont en cours de fabrication dans le grand four du bateau. Cela dit, nous nous sommes réunis pour préparer la grande restitution qui aura lieu en avril. Et le planning se dessine, avec bien sûr, encore quelques incertitudes.
Marion et Colyne ont pu assister à la répétition de l’atelier 2. D’autres scientifiques d’Ifremer étaient présents, des halieutes/
Il s’agit d’un atelier en visio-conférence, où nous jouons les cobayes pour tester la clarté, le rythme et la fluidité de ce qui va être proposé aux professionnels de la pêche, le 3 février qui suit.

Marion :
J’ouvre mon ordinateur donc et je me connecte à la session. L’atelier final aussi se déroulera en visio.
Je constate que c’est pas pour tout le monde l’écran interposé. Certains sont In Real Life. Comme on dit.
J’observe les chouquettes et le café dans un coin de mon écran. La visio, c’est parce que c’est plus pratique, ça permet d’économiser du temps et des déplacements. Depuis la pandémie mondiale de COVID 19, la visio c’est une habitude qui s’est ancrée dans le quotidien de beaucoup de gens. Et comme souvent la connexion est instable, les pilotes des logiciels demandent des mises à jour, bref la technologie est récalcitrante et semble pas trop vouloir nous aider. Je pense à cette personne qui m’expliquait un jour qu’elle travaillait sur une technologie qui permettrait d’optimiser les captures de pêche et donc d’éviter les victimes collatérales : une caméra embarquée dans les filets de pêche, liée à un algorithme automatisé de reconnaissance faciale des poissons. La caméra filme dans le filet un poisson trop jeune ou d’une espèce qui n’intéresse pas les pêcheurs, l’algorithme envoie un signal qui ouvre une partie du filet, tout juste suffisamment grande pour que l’individu ciblé puisse regagner la liberté. J’ai l’image d’une personne en marinière rayée derrière son ordinateur en train de surveiller les images de la caméra.
Et puis par ricochet notre bateau métaphorique qui est aussi finalement un bateau virtuel, et je me demande si un jour les bateaux de pêche seront automatisés au point que les pêcheurs pourront faire du télé travail une fois par semaine. Et bien sûr je me suis laissée distraire et la réunion a commencé.

Colyne :
Je m’accroche parce que là, on est au cœur de « mon sujet » – je parle de mon projet de plat performatif que j’ai nommé « représenter l’incertitude », que j’ai commencé à écrire depuis le mois de juin. Sujet sur lequel je divague régulièrement la nuit ou le jour.
Parce que c’est justement le sujet ardent de cet atelier 2, consacré aux modes de représentations de l’incertitude.
Il va falloir que je tienne et que je comprenne cette fois. Je fronce les sourcils bien forts, je tente moi aussi de ne pas regarder l’écran qui me renvoie mon image, mince mon lit défait apparaît juste derrière moi – changer le cadre ! On nous a annoncé que nous allons nous pencher, lors de cette matinée, sur 4 variables incertaines, qui ont pourtant un rôle à jouer dans les évolutions de populations de poisson du golfe de Gascogne :

> la dérive de l’efficacité de pêche
> la survie des langoustines capturées mais rejetées
> la dispersion larvaire
> la relation stock-recrutement.

C’est à dire, le nombre de jeunes langoustines capables de pondre des œufs, et ainsi le nombre de bébés langoustines qui vont servir ensuite à la pêche.

Un sondage est lancé, et tous les participants de cet atelier s’y attellent…

Marion, simultanément :

Qu’est-ce que l’incertitude ?
Quelqu’un dit  »ce n’est pas facile de ne pas faire de jeu de mot » Un autre  »C’est fait exprès que ce soit un peu philosophique ?
La visio nous rend espiègle. J’écris marge d’erreur, flottement, doute, hésitation. Et je me rends compte que j’écris comme un dictionnaire des synonymes.

Qu’est-ce qu’une boite à moustache ?

Je sèche, alors je triche et je vais voir vite fait sur internet. C’est bête parce que ce n’est pas un test, les gens qui sont ici ne sont pas des examinateurs, mais la visio décidément me fait régresser. Je me demande un instant si ce n’a pas un lien avec le fait de se voir TOUT le temps. Là, juste en bas à droite de mon écran. Ma tête, mon visage. J’ai déjà remarqué qu’en télé-conférence, je passe plus de temps à me regarder qu’à regarder les autres. Je me dis, oulala cette tête et mon maquillage a coulé, on dirait que je ne suis pas intéressée quand je fais ça, pourquoi je me tortille les mains et/ mince on a changé de sujet. Dommage, j’avais compris ce qu’était une boite à moustache.

Colyne – toujours simultanément :
D’après vous, y a t il de la dispersion larvaire chez la langoustine ?
Pour vous quelle est la valeur de la dérive d’efficacité de pêche sur 5 ans ?
Quel est le taux de rejet des rejets de langoustine ?
Les participants répondent.
Bien que n’y connaissant pas grand chose à la langoustine, ni à la pêche, il s’avère que pour chacun d’entre nous, il semble possible de répondre à ces questions, même de manière approximative. Je réalise que même si je ne m’étais jamais posée ces questions, je donne des pourcentages, des chiffres. J’ai donc quelque part en moi une vague idée à ce sujet… Le taux de rejet des langoustines ??? Nan mais comment je peux savoir ça ?

Marion :
Il y a beaucoup, mais alors vraiment beaucoup de variables à prendre en compte pour estimer la pêche à la langoustine : le taux de survie des rejets (environ 50 %), le nombre d’œuf pondus, le nombres de larves qui survivent (à la prédation, celles dont les œufs ont été porté par les courants dans un endroit favorable…), le nombre de langoustines dans un territoire donné, le taux de reproduction, le nombre de langoustines  »prélevées » dans ce même territoire, la taille des langoustines, leurs âges, le réchauffement des océans, la taille des flottilles (les bateaux de pêches)…

Colyne :
Les choses se corsent ensuite lorsqu’un rapide cours d’halieutique est dispensé, qu’il faut comprendre et intégrer pour ensuite évaluer les types de courbes représentant des évolutions.
Il se produit en moi le vertige langagier et interprétatif déjà traversé au cours de ce projet. Pour donner une image mentale de ce qui m’arrive, j’ai celle de l’opossum, dans un film de Wes Anderson, Fantastic Mr Fox. Un personnage dont les yeux deviennent d’immenses spirales lorsqu’un truc le stresse ou que c’est trop compliqué pour lui. Un genre de réaction spontanée incontrôlable.
Mais bref : je me mets à divaguer.
Alors que les seules phrases que je peux écrire sur les post-it virtuels du logiciel que nous utilisons sont « ça me dépasse » « j’ai atteint mes limites en termes de capacités cérébrales » je constate que Marion – seule autre cuisinière / artiste présente à cette répétition d’atelier, a l’air de suivre… Quelques jours après ce moment partagé à distance, on en discute par écrit :
Toi Marion, qui as l’air d’avoir plongé dans le bouillon des courbes et des intervalles de confiance et des boites à moustache, qu’est ce que tu en as perçu ?

Marion :
Malheureusement, à partir de ce moment là, la régression a emporté mon esprit. J’ai un trou noir. Et mon carnet de note ne peut pas m’aider, puisque sur 3 pages, j’ai écrit  » les langoustines font des terriers »,  »les langoustines font des terriers »,  »les langoustines font des terriers », décorés de plein de cœurs de tailles et de couleurs différentes, comme dans le carnet d’une adolescente. Et c’est vrai, que même en relisant cette phrase, je suis émue. Incroyable, ces petites bêtes font des terriers, qu’elles creusent avec leurs petites pattes fragiles dans le sable.
Et je touche là à quelque chose de fondamental dans ce projet, comme dans mon attrait pour les sciences : l’émerveillement. Celui des terriers de langoustine, spontané et enfantin mais aussi celui de la complexité d’un algorithme qui tente d’appréhender le cycle naturel des espèces et de nos interactions avec elles. C’est tellement compliqué, tellement beau. Pour parvenir à saisir ce qui s’est dit ce jour là, je suis entrée dans une sorte de transe. J’ai abattu les barrières de mon esprit critique pour seulement me laisser embarquer par le flux de pensée des scientifiques.
C’est comme un truc magique, un tourbillon provoqué par la sensation qu’une partie de mon cerveau va plus vite que ma volonté.

Colyne :
C’est marrant que tu évoques le tourbillon, c’est peut-être le mal de mer ou un trouble dans l’oreille interne, la houle devait être trop forte ce 31 janvier. De mon côté, j’ai senti mon esprit dériver vers des courants tourbillonnants de cet ordre : le double sens des mots, les sables mouvants communicationnels.
J’ai divagué sur un canal parallèle : le plongeoir de la dérive poético-linguistique… L’expression « stock recrutement » a fait jaillir des images dystopiques dans sa tête : des images de film d’anticipation ou de science-fiction où les personnages principaux seraient des langoustines géantes… Et que j’aimerais raconter dans mon plat performé…

Marion :
Ben j’en suis ressortie absolument lessivée.
Mais c’est un vertige de se tenir là, au bord, et regarder le magma des données, la complexité des choses bouillir sous tes pieds. Je me souviens m’être dit, si la pêche à la langoustine a tant de variables, tant de représentations possibles, tant de paramètres incertains (qu’on tente de réduire au maximum), alors qu’en est-il de tout le reste ? Qu’en est-il des extinctions de masse ? Du réchauffement climatique ? Des conséquences du séisme en Turquie ? De la politique étrangère d’Emmanuel Macron ? De mes implants dentaires ? De ma passion pour le merlu ? De mon déménagement ? La complexité c’est notre substrat à tous·tes, l’eau dans laquelle nous naviguons. Et l’incertitude ce serait les vagues qui viennent brusquer nos embarcations. La complexité et l’incertitude sont inéluctables.

Colyne :
TELLEMENT.